Dragshul Trinley Rinchen (1871-1935)
« Le Protecteur du Dharma Dordjé Shougden Tsel est ultimement Avalokiteshvara. »
Au début du 19e siècle, la famille Sakya s'est scindée dans les deux branches Drolma et Phuntsok Phodrang au sein desquelles le détenteur du Trône des Sakyas était choisi à tour de rôle. Dragshul Trinley Rinchen, qui a été le 39e Trizin des Sakya (détenteur du Trône des Sakyas), issu de la branche Phuntsok Phodrang, est née en 1871. Il était le fils de Kunga Nyingpo (1850-1899) qui avait été le 38e Trizin des Sakya. Conformément à ce que Kunga Lodro avait expliqué dans l'introduction de son autobiographie, à savoir que les Détenteurs du Trône des Sakyas étaient les réincarnations d'êtres divins et qu'ils étaient parfois les réincarnations de leur propre grand-père, Dragshul Trinley Rinchen révèle dans son autobiographie qu'il était la réincarnation de son grand-père, Tashi Rinchen, qui avait lui-même été le 35e détenteur du Trône des Sakyas.
Dans son autobiographie, Dragshul Trinley Rinchen s'efforce également de prouver que son père, Kunga Nyingpo, était une incarnation d'Avalokiteshvara. Pour ce faire, il explique que son père était une incarnation de Dordjé Shougden et que Dordjé Shougden était par nature Avalokiteshvara. Pour illustrer ceci, il raconte une histoire survenue peu de temps avant la conception de son père et mettant en scène son grand-père Tashi Rinchen et son arrière-grand-père Padma Dudul Wangchuk, respectivement les 33e et 35e détenteurs du Trône des Sakyas :
Mon père est une incarnation de l'Arya Lotus dans la Main [phyag na pad+mo], personne ne peut le nier. Le fait est que son père, Tashi Rinchen, avait demandé à son père, Drupwang Padul [pad 'dul], de faire un rituel [phrin bskul] pour la naissance prompte d'un descendant. Au cours d'une pause pendant le rituel au temple de Mungchung [un temple sakya dédié à Dordjé Shougden], après qu'il eut demandé qui viendrait, [Padul] répondit qu'« à cause de la période dégénérée au cours de laquelle nous vivons personne ne viendra, mais que Grand-père Shougden viendra comme ton descendant ». C'est ce que Tashi Rinchen a raconté un grand nombre de fois. Bien que cette tradition n'ait pas existé antérieurement, au cours du neuvième mois du calendrier tibétain, on célèbre la bonté de Kunga Nyingpo. Un peu semblable à ce qui se fait au cours du Ganden Namchö, on allume des lampes de beurre sur les toits et on fait entendre le son d'un grand nombre d'instruments de musique, comme, entre autres, de cornes et de trompettes. Cette tradition a commencé lorsque notre saint père est entré dans l'utérus de sa mère.
Il est hors de doute que le Protecteur du Dharma Dordjé Shougden est Avalokiteshvara. Le Tantra nyingma Rinchen Nadun dit « Celui que l'on nomme Dolgyal est sans contredit engagé sur la voie de la libération. Il a la nature du Grand Compatissant »; ce qui est établi par les écritures [lung gis grub]. Le Grand Djé Sakyapa Kunga Nyingpo est une incarnation bien connue de l'Arya Lotus dans la Main. L'Arya Lotus dans la Main est nul autre que le Seigneur des Mandalas qui, temporairement, a pris la forme d'un bodhisattva du dixième niveau se manifestant simultanément dans des millions d'émanations supérieures, moyennes et inférieures pour le plus grand bénéfice des êtres en les conduisant sur la voie des réalités supérieures et de la libération1.
Par conséquent, loin d'être un obscur protecteur lié par un serment, Dordjé Shougden a été perçu comme un lien inextricable de la généalogie des Détenteurs du Trône des Sakyas et un vecteur vital de leur lignée spirituelle. En outre, Padma Dudul Wangchuk parle, dans le passage cité, de « Grand-père Shougden » ce qui est peut-être une allusion au fait que son propre grand-père, Kunga Lodro, aurait été considéré être une incarnation de Dordjé Shougden. Kunga Lodro (1729-1783) a été un Trizin Sakya qui a écrit d'importants rituels dédiés à Dordjé Shougden. Dans son autobiographie, Kunga Lodro cite également le passage tiré du tantra nyingma Rinchen Nadun pour justifier le fait que Dordjé Shougden avait la même nature qu'Avalokiteshvara. Dans la citation faite par Dragshul Trinley Rinchen, Avalokiteshvara est présenté comme le Seigneur des Mandalas, c'est-à-dire comme étant un Bouddha ayant atteint l'illumination complète; ceci pourrait signifier qu'il voyait Dordjé Shougden comme étant totalement illuminé. Malgré le caractère très direct des écrits de Dragshul Trinley Rinchen, il y a peu de raisons de douter que ceux-ci ne reflètent pas la conviction en la nature illuminée de Dordjé Shougden qui aurait été depuis longtemps véhiculée dans la tradition sakya.
Dragshul Trinley Rinchen a reçu les préceptes du Lam Dré de son père et il a complété une retraite à Hévajra suivie d'excellents signes alors qu'il avait 16 ans. En 1909, [se trouvant à Lhassa,] il accueillit le Treizième Dalaï-Lama alors que ce dernier revenait au Tibet après un voyage en Chine et il donna plusieurs enseignements à Lhassa. Il devint le 39e Détenteur du Trône des Sakyas en 1915. En 1920, il visita à nouveau Lhassa, rencontra le Treizième Dalaï-Lama et accomplit des rituels pour le gouvernement tibétain. Il passa la plus grande partie de sa vie à faire des retraites au cours desquelles des déités comme Vajrayogini et Tara lui apparurent. Un jour, une torma qu'il tenait devint chaude et il pouvait réciter des prières sans les avoir apprises2. Il eut pour maître, entre autres, son propre père Kunga Nyingpo, Dordjé Drag Rigdzin Thubten Chowang Nyamnyid Dordjé, Ngor Khangsar Ngawang Lodro Shenpen Nyingpo, Jamyang Chokyi Lodro, ainsi que plusieurs autres3.
Dans son autobiographie, Dragshul Trinley Rinchen signale les occasions au cours desquelles des lamas appartenant à diverses traditions lui rendirent visitent. En particulier, il signale qu'au cours de l'année du serpent de bois (environ 1905) il accueillit Pabongkha Toulkou de Séra et qu'il lui donna avec plaisir, entre autres, certaines initiations (rjes gnang), dont celle de Mahakala à Quatre Faces (bsnyen grub las gsum dang las bzhi). Il note également que ce toulkou, [Pabongkha Rimpoché], « possédait un oeil du dharma grand ouvert et qu'il discuta avec lui sur des questions appartenant à divers champs d'études (rig gnas), sur la philosophie (mtshan nyid) et sur les quatre classes de tantra (rgyud sde bzhi)4 ». La pratique de Mahakala à Quatre Faces a eu une grande importance tout au long de la vie de Pabongkha Rimpoché si l'on se fie au grand nombre de rituels dédiés à ce protecteur qu'on trouve dans ses œuvres complètes. À nouveau, autour de 1930, Dragshul Trinley Rinchen signale dans son autobiographie la venue de cinq moines de Séra Jé disciples de Pabongkha Rimpoché pour recevoir une transmission d'une pratique particulière de Vajrayogini5.
Autour de 1915, Dragshul Trinley Rinchen donna, entre autres transmissions et initiations, la transmission orale d'un important rituel dédié à Dordjé Shougden et écrit par Kunga Lodro dont le titre est Tourbillon d'Offrandes des Sens Parfaits ('dod dgu yongs 'khyil)6. Ce rituel ne faisait pas partie de la version originale du be bum (ou collections des rituels) dédié à Dordjé Shougden, probablement parce que le compilateur, Lobsang Tamdin, n'avait pas été en mesure d'en obtenir une copie de son vivant. Cependant, ce rituel ainsi que le rituel d'offrande de torma de Kunga Lodro à Dordjé Shougden (drag po'i gtor chen dus babs thog mda' bzhugs so) ont été inclus dans la dernière édition du be bum de Dordjé Shougden7. On doit en outre signaler à propos du Tourbillon d'Offrandes des Sens Parfaits que Pabongkha Rimpoché a utilisé telle quelle la longue section d'exaucement contenue dans ce texte8 dans le plus célèbre de ses rituels dédiés à Dordjé Shougden, Le Tambour Mélodieux. Ce fait est digne de mention, car aucun autre rituel dans la tradition géloug ne semble s'être inspiré de cet ouvrage. Bien que Le Tambour Mélodieux composé par Pabongkha Rimpoché contienne ses propres descriptions de Dordjé Shougden et emprunte certaines sections de rituels gélougs antérieurs, le mode de dévotions est essentiellement le même que celui provenant de Kunga Lodro.
Dragshul Trinley Rinchen signale souvent les lieux et les occasions au cours desquelles des rituels et des offrandes ont été effectués. Parmi ces occasions, il signale les rituels périodiques9 offerts à Dordjé Shougden et il parle des rituels qui ont eu lieu au smug chung, la maison dédiée à Dordjé Shougden à Sakya10. Il raconte, par exemple, qu'à une occasion une écharpe sur laquelle on avait écrit une requête fut offerte à un masque de Dordjé Shougden dans la maison du protecteur smug chung11. Il indique également dans son autobiographie les occasions au cours desquelles Dordjé Shougden a été invoqué par l'intermédiaire d'un oracle, comme ce fut le cas aux environs de 1920 à shel brag dans le sud du Tibet. Au cours de cette invocation, la déité offrit une écharpe à Dragshul Trinley Rinchen pour lui rappeler de perpétuer le Dharma en général et il fit quelques prophéties12.
Concernant le statut de Dordjé Shougden dans la tradition Sakya, Georges Dreyfus soutient qu'avant ses partisans gélougs modernes le culte rendu à Dordjé Shougden était celui qu'on rend aux déités mondaines et que les déités mondaines ne sont pas des êtres illuminés13. Or, la citation donnée ci-dessus soutenant que Dordjé Shougden était par nature Avalokiteshvara qui est un être complètement illuminé, contredit à l'évidence cette assertion de Dreyfus. Puisque Dordjé Shougden était considéré être illuminé, il ne pouvait être qu'une déité supra mondaine, sinon nous serions en présence d'une contradiction. Il soutient en outre que ce sont ses partisans gélougs modernes qui ont fait une distinction entre le sens sujet à interprétation (drang don) de la déité et le sens ultime (nge don) de la déité selon lequel il est illuminé. Une fois encore, les propos de Dragshul Trinley Rinchen sont très clairs sur cette question lorsqu'il dit « Le Protecteur du Dharma Dordjé Shougden Tsel est ultimement [nges don] Avalokiteshvara ». Compte tenu de cette affirmation, il est clair que Dreyfus se trompe totalement. Il fait remonter cette distinction au Musique divertissant l'Océan des Protecteurs de Trijang Rimpoché. Le fait est que si les Sakyas avaient considéré que Dordjé Shougden était un protecteur mondain, il devrait être un protecteur mondain illuminé. Or, ce cas de figure est celui décrit par Trijang Rimpoché dans Musique divertissant l'Océan des Protecteurs lorsqu'il dit qu'il existe une classe de protecteurs mondains qui sont également des êtres illuminés. Par conséquent, si Dordjé Shougden était considéré comme un protecteur mondain dans la tradition sakya, ce serait une confirmation historique de l'affirmation de Trijang Rimpoché.
Finalement, Dreyfus voit derrière la promotion de Dordjé Shougden en tant qu'être illuminé faite par Pabongkha Rimpoché une intention sinistre et sectaire14. Mais pourquoi Pabongkha Rimpoché aurait-il eu à forger un tel sentiment alors que ses enseignants appartenant à une autre tradition déclarent que Dordjé Shougden est un être illuminé ?
1 Khri chen Drag shul 'Phrin las rin chen. Rdo rje 'chang drag shul 'phrin las rin chen gyi rtogs brjod (L'autobiographie de Khri-chen Drag-shul-phrin-las-rin-chen de Sakya). Dehra Dun: Sakya Centre: 1974, pp. 29-31.
2 Khri chen Drag shul 'Phrin las rin chen (1974), préface.
4 Khri chen Drag shul 'Phrin las rin chen (1974), Volume 1, p. 294.
5 Khri chen Drag shul 'Phrin las rin chen (1974), Volume 2, p. 442.
6 Khri chen Drag shul 'Phrin las rin chen (1974), Volume 1, p. 416.
7 Le dernier be bum de Dordjé Shougden contient cinq volumes et il est un surensemble de la publication en deux volumes de Guru Deva Rimpoché datant de 1984. Il a été publié à Milan en Italie par Gangchen Rimpoché. L'année de publication est inconnue. Tourbillon d'Offrandes des Sens Parfaits se trouve dans le volume 1 de cette publication aux pages 205-264. La longue section skang ba se trouve aux pages 230-239. L'offrande courroucée du torma à Dordjé Shougden se trouve aux pages 265-282.
8 Guru Deva Rinpoche (1984), pp. 680-688.
9 dus mchod
10 Khri chen Drag shul 'Phrin las rin chen (1974), Volume 1: pp. 391, 514, 751, & 805; Volume 2: pp. 13, 53, 161, 113, 356, 410, 427, 418, 554, & 556.
11 Khri chen Drag shul 'Phrin las rin chen (1974), Volume 1, p. 751.
12 Khri chen Drag shul 'Phrin las rin chen (1974), Volume 1, pp. 671-672.
