Le Cinquième Dalaï-Lama :
Ngawang Lobsang Gyatso (1617-1682)
Le Cinquième Dalaï-Lama est né en 1617 à Stag rtse, localité située dans le 'Phyong rgyas dans le sud du Tibet. De sa naissance à mort, il a continuellement enseigné le Dharma, montrant ainsi qu'il était une émanation d'un être illuminé. Au cours de sa vie, il a eu plusieurs visions d'êtres supérieurs comme Atisha et Djé Tsun Tsongkhapa, ainsi que d'un grand nombre de déités et de grands lamas. Dans le Kadam Glegs bam, on lit qu'il a été reconnu comme étant la réincarnation de Yonten Gyatso par Panchen Lobsang Chokyi Gyaltsen (1570-1662) ainsi que par plusieurs Protecteurs du Dharma1.
De même, Panchen Rimpoché a également reconnu Toulkou Dragpa Gyaltsen comme étant la réincarnation appelée gzims khang gong ma2, comme on peut le lire dans l'autobiographie du Cinquième Dalaï-Lama : Du ku la'i gos bzang (section ka, folio 26a2-3). On trouve également dans les écrits de Panchen Rimpoché la lignée des réincarnations de Toulkou Dragpa Gyaltsen3. Mais, ce dernier avait d'abord fait partie des enfants susceptibles d'être reconnus comme étant la réincarnation du Cinquième Dalaï-Lama4. Toutefois, comme c'est souvent le cas, on ne peut faire abstraction des conditions entourant cette reconnaissance. En effet, Samten Karmay, citant l'autobiographie du Cinquième Dalaï-Lama, écrit5 :
Le Tsawa Kachu du Palais de Ganden m'ayant montré les statues et les rosaires ayant appartenu au Quatrième Dalaï-Lama et à d'autres lamas, je fus incapable de distinguer les bons objets. Mais, quand il eut quitté la pièce, je l'entendis dire aux personnes rassemblées que j'avais passé le test avec succès. Par la suite, lorsqu'il devint mon tuteur, il me réprimandait souvent en disant : « Étant donné que tu n'as pas pu reconnaître les bons objets, tu dois travailler dur ».
Ainsi, puisque les détracteurs de Dordjé Shougden ont émis des doutes sur l'authenticité du rattachement de Toulkou Dragpa Gyaltsen à une lignée d'incarnations parce qu'il n'avait pas été choisi comme réincarnation du Quatrième Dalaï-Lama, on pourrait émettre les mêmes doutes quant à celle de Ngawang Lobsang Gyatso, compte tenu de cette citation. Il est fréquent qu'il y ait plusieurs candidats à une incarnation et que ceux, parmi ces candidats, qui n'ont pas été retenus se révèlent être une autre incarnation reconnue par la suite. Or, ce n'est pas à titre de prix de consolation que Toulkou Dragpa Gyaltsen a été reconnu comme le laisse entendre Georges Dreyfus6. Pour demeurer légitime, le système de reconnaissance des réincarnations ne doit pas être un processus de remise de récompenses; au contraire, le plus grand soin doit être pris pour que la personne choisie soit l'authentique réincarnation recherchée.
Parce qu'à cette époque le Tibet était sous le contrôle de l'empire gTsang, Panchen Rimpoché dut déployer des trésors de diplomatie auprès du gouverneur gTsang pour que le Cinquième Dalaï-Lama puisse aller au monastère de Drépung où il fut intronisé à l'âge de 6 ans7. Parmi les réalisations du Cinquième Dalaï-Lama, on compte la fondation de treize grands monastères gélougs (gling bcu gsum), incluant Dol Sungrab Ling et Ganden Phelgyeling.
Les événements entourant la mort de Toulkou Dragpa Gyaltsen ont donné lieu à beaucoup de spéculations que la lecture de l'autobiographie du Cinquième Dalaï-Lama, Du ku la'i gos bzang, permettrait de vérifier à l'aide de l'une des seules sources contemporaines valides. Beaucoup de faits qui s'y trouvent relatés corroborent la version des partisans de Dordjé Shougden, dont celle que l'on trouve dans Music Delighting the Ocean of Protectors de Trijang Rimpoché.
La lecture de l'autobiographie du Cinquième Dalaï-Lama permet, en particulier, de constater les efforts déployés par le régent du Cinquième Dalaï-Lama, qui fut précédemment son phyag mdzod, pour diminuer le statut de Toulkou Dragpa Gyaltsen. L'une des premières tentatives en ce sens relatée dans l'autobiographie du Cinquième Dalaï-Lama est la suivante8 :
Au moment où l'estimé maître (bdu mdzad) bKra-shis-rgya-mtsho déclara devant tous les moines rassemblés qu'il avait terminé une prière aux incarnations antérieures de sprul sku gZims-khang-gong-ma, lignée remontant à Kashmir Pandita et Bu-ston Rimpoché, le Vénérable [phyag mdzod] dit que, parce que Panchen Rimpoché et Gling-smad zhabs drung avait dit que le nom de Bu-ston Rimpoché s'était retrouvé par erreur dans le colophon d'un texte de pan-chen bSo-rnams-grags-pa, il n'était pas approprié de [mentionner ces incarnations antérieures], de sorte qu'on utilisa une prière ordinaire et qu'on disposa des documents qu'il (c'est-à-dire le phyag mdzod) ne voulait pas voir(VRN, Ka, f. 91b4-6).
Après que Gushri Khan eut vaincu l'empire gTsang, le régent continua ses efforts pour rabaisser le statut de Toulkou Dragpa Gyaltsen et, toujours selon le Cinquième Dalaï-Lama, le fait est que ce dernier a subi une retrogradation à la suite des interventions du régent Sonam Rabten :9
Jusqu'alors son siège ainsi que tous ses attributs correspondaient à ceux dus à un lama de haut rang, mais à partir de l'année du cheval d'eau (1642), il a été rétrogradé au troisième rang de la hiérarchie à la suite d'une décision prise par le régent lui-même.
Toutefois, la relation entre Toulkou Dragpa Gyaltsen et le Cinquième Dalaï-Lama ne semble pas avoir souffert de ces événements. Toulkou Dragpa Gyaltsen, désigné sous le nom de gZims-khang-gong-ma par le Cinquième Dalaï-Lama, assista à une transmission donnée par le Cinquième Dalaï-Lama sur les oeuvres du Second Dalaï-Lama, Gendun Gyatso, pendant 23 jours en 1656 et il l'invita à prendre le thé au cours du même mois. En outre, lorsque Toulkou Dragpa Gyaltsen tomba malade peu après, le régent Sonam Rabten retint le Dalaï-Lama de lui rendre visite. On lit dans l'autobiographie du Cinquième Dalaï-Lama :10
La réincarnation de gZims-khang-gong-ma ayant été soudain pris de fièvre le 25e jour [du 4e mois], je me préparais à lui rendre visite parce qu'on m'avait demandé de procéder à un rituel de transmission de pouvoir afin de chasser les esprits lorsque je reçus un message du régent disant que parce qu'il semblait s'agir d'une maladie contagieuse, il était inapproprié [de se rendre auprès du malade]. Le régent avait également averti gZims-khang-gong et, parce qu'il n'existe pas de protection assurée contre les maladies contagieuses, je me vis obligé de suivre ses instructions et de remettre [ma visite] à plus tard (ibid., 248a-2-4).
Comme l'indique le choix des termes utilisés, le Cinquième Dalaï-Lama reconnaissait ici, comme dans d'autres passages de son autobiographie, que Toulkou Dragpa était la réincarnation de gZims-khang-gong-ma. Plus loin, parlant du même sujet, le Cinquième Dalaï-Lama poursuit en disant que la santé de Toulkou Dragpa Gyaltsen s'améliora grâce aux soins de Gling-stod chos-rje et de Byang-ngas (ce qui fait peser un doute sur le caractère contagieux de sa maladie). Toulkou Dragpa Gyaltsen offrit alors le thé à l'assemblée des moines du monastère de Drépung et fit une requête auprès de l'oracle du temple de gNas-chung11. Puis, le Cinquième Dalaï-Lama vint visiter gZims-khang-gong et il lui donna la transmission de pouvoir que ce dernier lui avait demandé. Malheureusement, cette intervention ne fut pas couronnée de succès puisque Toulkou Dragpa Gyaltsen perdit connaissance et décéda peu après12. Ces passages semblent indiquer qu'il n'y avait pas de compétition entre les deux lamas comme le laisse entendre Georges Dreyfus13. Par conséquent, on peut en déduire que la rivalité n'était pas entre eux, mais plutôt le fait du régent à l'égard de Toulkou Dragpa Gyaltsen.
On peut lire dans la biographie du Cinquième Dalaï-Lama que peu après le décès de Toulkou Dragpa Gyaltsen le Grand Protecteur (Nétchoung) prit possession d'un maître Vajra qui exécutait le rituel de Palden Remati (Lhamo). Le Protecteur s'adressa alors au Dalaï-Lama et il lui dit qu'il y avait des perturbations dans la maison de thé et le Cinquième Dalaï-Lama eut la vision d'un singe âgé d'environ huit ans14. Puis, le Grand Protecteur lui dit de ne pas demeurer aux alentours lorsque le corps de Toulkou Dragpa Gyaltsen serait incinéré. Il se retira donc dans le Potala où il se consacra à des pratiques pieuses. Il aurait voulu que des signes de bon augure lui apparaissent, montrant que certaines signes négatifs (las sgrib) seraient dissipées, mais il vit en vision un moine qui se transformait en un animal ainsi que d'autres signes de mauvais augure15. Si Toulkou Dragpa Gyaltsen était décédé de causes naturelles ou à la suite d'un suicide, pourquoi le Dalaï-Lama se serait-il senti concerné par des défauts karmiques (las sgrib) ? De fait, ceci pourrait être le signe qu'il commençait à soupçonner qu'il y avait eu un complot ourdi par le régent et qu'il se sentait coupable par association. En outre, le régent tomba malade à ce moment à la suite, semble-t-il, de la mauvaise gestion de la crise, comme le Cinquième Dalaï-Lama le laisse entendre16 :
Alors que le grand dieu tutélaire [gNas-chung] avait dit au régent par l'entremise de deux superviseurs monastiques l'année précédente, au moment où celui-ci se préparait à suivre une cure à sTod-lung, que les stupas et tout ce qui était lié à gZims-khang-gong, parce qu'ils étaient possédés par des démons, devaient être transportés ailleurs, le [régent] tomba malade. Quand il dit que l'édifice [où se trouvait] gZims-khang-gong devait être déplacé immédiatement, les signes de mauvais augure et les problèmes avaient déjà augmenté... Mais, que cela soit vrai ou faux, la rumeur populaire disait que des bruits et des gémissements provenaient du stupa, ce qui, peut-être à tort, fit en sorte que ses reliques furent transportées à [la résidence de la famille Gad-kha-sa à] sTod-lung-mda tandis que son mobilier et ses affaires personnelles furent envoyés à Chu-sbug dans l'est (VRN, Ka, ff. 264b4-265a1).
Ici, le mot "Chu-sbug" désigne un cours d'eau, probablement une rivière, et fait allusion à la manière utilisée au Tibet pour faire voyager le bois. Ce récit décrit les événements tels que le Cinquième Dalaï-Lama les a vécus avant et après la mort de Toulkou Dragpa Gyaltsen. Or, Dreyfus qualifie ce récit de « frappant » et suggère qu'il s'agit d'une histoire créée postérieurement et témoignant de l'hostilité à l'égard du Dalaï-Lama lui-même17. Des commentaires furent plus tard insérés dans des textes tels que Le Rosaire de Lotus blancs prétendant que cette hostilité était due au fait que le Cinquième Dalaï-Lama suivait l'enseignement nyingma au détriment de celui des gélougs. Mais, quels que soient les commentaires sur ce sujet, les faits eux-mêmes sont tous rapportés dans l'autobiographie du Cinquième Dalaï-Lama et non dans quelque récit apocryphe postérieur.
Comparativement à ce récit, ni l'apologie ni la reconnaissance de Dolgyal, la réincarnation de Toulkou Dragpa Gyaltsen, ne sont mises en évidence dans la chronologie de l'autobiographie du Cinquième Dalaï-Lama. C'est la raison pour laquelle nous reviendrons plus tard sur le développement de la pratique dédiée à Dordjé Shougden. Néanmoins, il semble que toutes les allusions qu'on retrouve de ces événements concernent les mesures prises pour contrôler la situation et qu'elles sont rétrospectives. Par exemple, dans le passage évoqué ci-dessus, on apprend que Nétchoung avait averti le régent de déplacer le stupa de Toulkou Dragpa Gyaltsen et que [le Dalaï-Lama] se voyait obligé, postérieurement, de mentionner les événements après que les circonstances l'y eurent forcé. De même, le Cinquième Dalaï-Lama rapporte qu'au cours de l'année de l'Oiseau de Terre un reliquaire avait été fabriqué pour apaiser Dolgyal, mais aucune mention n'est faite de cet événement dans les entrées de ladite année. Ici, comme dans le cas précédent, il s'agit d'un retour sur des événements passés. Par conséquent, il semble que tous les événements [entourant la mort de Toulkou Dragpa Gyaltsen] n'aient pas été rapportés, ce qui pourrait indiquer un désir de garder ces faits cachés. Même la décision de déplacer les reliques de Toulkou Dragpa Gyaltsen à la suite de la manifestation de phénomènes paranormaux semble avoir été prise pour contrôler la situation et empêcher que des informations ne se répandent et suscitent une controverse qui aurait compliqué davantage une situation déjà passablement explosive.
Certains étrangers ayant vécu à la même époque, comme le Mongol Jaya Pandita, ont également écrit à propos des problèmes soulevés par ces événements. À la fin de la biographie qu'il a consacrée à Toulkou Dragpa Gyaltsen, il écrit que beaucoup commençaient à se demander pourquoi ce dernier, compte tenu du fait qu'il était un saint et qu'il avait le contrôle sur sa vie et sa mort, n'était pas resté. Il ajoute que, bien qu'à partir du 25e jour du quatrième mois il avait été soigné par gLing-stod zhabs-drung and Byang-ngas, il était mort le 13e jour du mois suivant, ce qui l'amène à conclure que les circonstances de sa mort ne sont pas claires. En outre, il ne mentionne pas le fait que sa résidence avait été détruite18. Par conséquent, il semble que le Cinquième Dalaï-Lama n'ait que partiellement réussi à cacher les événements entourant le mort de Toulkou Dragpa Gyaltsen et à en minimiser l'impact négatif sur des observateurs externes.
Les détails concernant les événements qui ont suivi la destruction de la résidence de Toulkou Dragpa Gyaltsen au monastère de Drépoung par l'administration du Cinquième Dalaï-Lama sont également relatés dans le second volume de l'autobiographie de ce dernier. C'est alors que l'existence de Dolgyal, ou Dol chu mig dkar mo rgyal, est mentionnée et que le lien avec l'esprit de Toulkou Dragpa Gyaltsen est fait. C'est également à ce moment que la gravité des manifestations de cet esprit commence à être décrite avec plus de détails qu'auparavant. Sur le folio 173b5-b6 du second volume, on lit que sa puissance Dol chu mig dkar mo rgyal s'était accrue et que plusieurs manifestations menaçantes avaient été observées. On lit également que Dranag Choje avait pratiqué un rituel du feu et que plusieurs monastères avaient également accompli divers rituels. Ces rituels n'eurent pas les effets escomptés puisque plus loin, au folio 239a1, on lit que Dol chu mig dkar mo'i dam sri avait fait l'objet de nouveaux rituels qui, mentionne-t-on, avait été couronnés de succès.
Puis, le Dalaï-Lama dit, sur les folios 257a1-257b5, qu'à partir de l'année de l'Oiseau de feu (1657-1658) les perturbations causées par Dol chu mig dkar mo augmentèrent. Il faut noter ici que le texte situe ces événements pendant l'année de l'Oiseau de feu, c'est-à-dire en 1657-1658, et non en 1636 comme le dit G. Dreyfus. Ce dernier tirait argument d'une date aussi éloignée du décès de Dragpa Gyaltsen pour dire que la connexion qui avait été faite entre celui-ci et Shougden était un mythe19.
L'autobiographie du Cinquième Dalaï-Lama rapporte également qu'en l'an de l'Oiseau de terre (1669-1670) un mausolée avait était construit pour apaiser l'esprit de Dol chu mig dkar mo, mais que l'esprit n'ayant pas été apaisé et les perturbations ayant continué d'augmenter, on forma un groupe de pratiquants pour brûler Dol chu mig dkar mo au cours d'un rituel (sbyin sreg gi las sbyor) qui aurait été couronné de succès selon les témoins qui disaient avoir senti une odeur de chair brûlée. Nous reviendrons plus loin sur la réussite de cette tentative.
Il existe peu d'informations sur ce mausolé dédié à Dol-rgyal, mais on en trouve une mention dans Rulers on the Celestial Plain: Ecclesiastic and Secular Hegemony in Medieval Tibet A Study of Tshal Gung-thang de Per K. Sorensen, qui dit tirer son information de l'autobiographie du Cinquième Dalaï-Lama :
Le temple de Dol-rgyal (qui n'existe plus aujourd'hui) se trouvait sur le côté ouest de la vallée situé sur la partie inférieure du Dol. Le dGa'-ldan gSung-rab-glin fut probablement fondé à la même époque. Ce dernier faisait partie des treize grands monastères des dGa'-ldan-pa dont la majeure partie remonte à l'époque du Cinquième Dalaï-Lama, qui visita également un endroit nommé Dol gNas-gsar en 1656 (DL5 I 2776b).
Dans The Geography of Tibet According to the ’Dzam-gling-rgyas- bshad, on lit qu'il s'agit d'un des nombreux monastères qui se trouvent près du monastère nyingma Dorje Drag, situé sur la rive sud-est de la rivière Gtsang-chu20. La biographie de Pabongkha Rimpoché fait également mention d'une visite que ce dernier aurait effectuée à ce monastère vers 1920. Le 10e jour du 10e mois lunaire, Pabongkha Rimpoché se rendit au lieu dit Dol chu mig dkar mo où un reliquaire contenant les reliques de Toulkou Dragpa Gyaltsen était gardé. À cette occasion, on fit une offrande en face de ce reliquaire et un rituel d'accomplissement fut pratiqué21. Il semble donc que le temple de Dolgyal ait été détruit dans l'intervalle entre ce moment et aujourd'hui, fort probablement au cours de la révolution culturelle.
Le compte rendu des tentatives faites par le Cinquième Dalaï-Lama pour subjuguer Dordjé Shougden n'est remis en question ni par les détracteurs ni par les partisans de ce dernier. Cependant, les résultats et les suites de ces tentatives font l'objet de vifs débats entre les deux partis. Les rituels en questions sont appelés mnan sreg 'phangs gsum — c'est-à-dire « suppression, combustion, projection ». La combustion, qui, selon l'autobiographie du Cinquième Dalaï-Lama, aurait clos le cycle des rituels, impliquerait que l'entité, contre laquelle le rituel était dirigé, aurait été « envoyée dans une Terre pure ». Or, selon l'autobiographie, le rituel aurait été couronné de succès, ce qui signifie que Dolgyal aurait été exterminé. Mais ceci contredit l'affirmation des détracteurs de Dordjé Shougden selon qui la nature de Dolgyal serait celle d'un esprit ou d'un fantôme. Si l'annihilation de Dolgyal avait effectivement eu lieu, il s'en suivrait que les pratiquants de Dordjé Shougden rendent un culte à une entité inexistante, point de vue qui n'a été maintenu d'une manière sérieuse par aucun opposant ni passé ni actuel. En outre, le développement ultérieur du culte rendu à Dordjé Shougden/Dolgyal, en particulier dans la communauté Shakya, rend invraisemblable le fait qu'il y aurait eu annihilation effective de celui-ci.
Selon le White Conch Dictionary, Trodé Khangsar, situé dans la partie sud du vieux Lhasa, est un temple dédié à Dordjé Shougden fondé au 17e siècle par le Cinquième Dalaï-Lama pour gZim khang Toulkou Dragpa Gyaltsen qui avait pris la forme d'un dregs. La garde en fut confiée à Dondrub Gyatso du monastère Riwo Choling situé à Lhoka au sud du Tibet. Sur place, il y avait un gardien venant du monastère Riwo Choling ainsi qu'un oracle de Dordjé Shougden et on y célébrait des cérémonies propitiatoires. Du côté est, près de l'entrée, il y avait un sMon skyid khang gsar où le btsan rgod Katché Marpo était invoqué22. Morchen Kunga Lhundrup, qui contribua à la composition du premier rituel important dédié à Dordjé Shougden, fait mention de Trodé Khangsar dans son autobiographie. Par conséquent, on peut penser que le Trodé Khangsar a été fondé entre 1670 et 1700, période sur laquelle on dispose de peu d'informations concernant le développement du culte dédié à Dordjé Shougden. Il n'y a pas beaucoup de raisons de douter du fait que le Cinquième Dalaï-Lama en ait été lui-même le fondateur, si l'on considère qu'il existait peu de partisans avérés de Dordjé Shougden ayant suffisamment de moyens pour le faire au cours de cette période.
Les oeuvres complètes du Cinquième Dalaï-Lama contiennent une courte prière de propitiation (volume Da folios 147a5-149a5) adressée au Yasksha Katché Marpo écrite à la demande du Dalaï-Lama. La description qu'on y trouve de Katché Marpo correspond d'assez près à celle qui est faite de la déité gardienne qu'on trouve dans les rituels de Dordjé Shougden. On trouve également dans le même texte des mentions de Tsi'u Marpo, des Sept Frères de feu, etc. La figure de Katché Marpo semble donc provenir du panthéon de Tsi'u Marpo.
On trouve également dans le volume Da des oeuvres complètes du Cinquième Dalaï-Lama une collection de prières propitiatoires adressées à divers protecteurs qui ont été composées à diverses époques. Ceci remet en question l'authenticité de l'histoire de la crémation de Dolgyal. Dans le volume 3 des oeuvres complètes de Jaya Pandita, on trouve une biographie du Cinquième Dalaï-Lama ainsi que le catalogue des ses oeuvres complètes. Toutes les prières propitiatoires se trouvant dans le volume Da y sont mentionnées. La prière propitiatoire à Katché Marpo est mentionnée avec deux autres prières propitiatoires 23:
- zur mkhar mdo sngags gling gi srung ma gnod sbyin kha che dmar pos rang nyid kyi gsol mchod cig rtsom shig par bskul ba'i ngor gnang ba'i bde ba can zhig zhes ba'i dbu can
- dbu mdzad blo bzang yon tan gyis zhus pa legs ldan phyag drugs ces ba'i dbu can
- btsan rgod dgangs la nyi shar gyi mchod bstod bskang ba
En outre, dans les oeuvres complètes du Cinquième Dalaï-Lama publiées par le Sikkim Research Institute of Tibetology (1991-1994), dans le volume Da après le point no 1, on trouve la proclamation citée par Dreyfus :
À cause du pouvoir magique d'un esprit (?), le fils de la noble famille Ge-kha-sa prit la forme d'une fausse réincarnation de Ngak-wang So-nam Ge-lek et devint un esprit [dont la motivation avait été suscitée] par des prières erronées (smon lam log pa'i dam srid).
Dreyfus situe cette citation dans le volume Ha 423-4 des oeuvres complètes du Cinquième Dalaï-Lama, or, ce passage se trouve plutôt dans le volume Da. Ce qui ressort de cette citation c'est que Toulkou Dragpa Gyaltsen aurait été une fausse réincarnation, ce qui contredit totalement ce qu'on lit par ailleurs dans les oeuvres complètes du Cinquième Dalaï-Lama. En outre, les versets adressés aux protecteurs et commençants à «legs ldan phyag drugs» semblent indiquer que Dolgyal aurait été détruit. Or, dans les oeuvres complètes de Jaya Pandita, on trouve plutôt une legs ldan phyag drugs, c'est-à-dire une prière propitiatoire demandée par Lobsang Yontan. Ceci n'est de toute évidence pas relié à cette entrée. En effet, après cette prière propitiatoire, se trouve une prière propitiatoire différente composée à la demande de Lobsang Yontan. Ceci montre clairement que les passages sur la prétendue fausse réincarnation de Toulkou Dragpa Gyaltsen et la destruction de Dolgyal sont un ajout postérieur au catalogue de Jaya Pandita. En outre, il est invraisemblable que le Cinquième Dalaï-Lama ait écrit ce passage contredisant les passages antérieurs où il reconnaît l'authenticité de la réincarnation de Toulkou Dragpa Gyaltsen.
Le problème des textes apocryphes remonte très loin dans le bouddhisme tibétain. Ironiquement, il existe un texte apocryphe qui traite du problème des textes apocryphes. Ce texte attribué à Thuken Dharmavajra s'intitule Cleansing of the Purificatory Gem. L'auteur y critiquerait un texte de (son propre maître) Sumpa Khenpo intitulé Purificatory Gem. Thuken Dharmavajra défendrait la tradition des textes apocryphes alors que [son maître] Sumpa Khenpo la condamnait. Or, on ne trouve aucun texte intitulé Cleansing of the Purificatory Gem dans les oeuvres complètes de Thuken Dharmavajra. En outre, si Thuken Dharmavajra avait réellement composé ce texte, cela irait à l'encontre du tabou qui interdit d'écrire contre son propre maître. Néanmoins, Kapstein, s'appuyant sur des éléments circonstanciels, défend l'idée que ce texte aurait pu être écrit par Thuken Dharmavajra bien qu'il ne se trouve pas dans ses oeuvres complètes24.
De la même manière, la courte prière propitiatoire qui aurait été composée par le Cinquième Dalaï-Lama ne se trouve pas dans ses oeuvres complètes. Cependant, sa tendance à reconnaître un grand nombre de protecteurs et à composer pour ceux-ci des prières propitiatoires est sans précédent. Par ailleurs, dans une collection de questions et de réponses qui se trouve dans ses oeuvres complètes, Pabongkha Rimpoché a fait une allusion à cette prière propitiatoire et il la désigne comme faisant partie du bshags bstod 'phin bcol mdor bsdud du Cinquième Dalaï-Lama25. La première publication moderne de cette prière se trouve dans Music Delighting the Ocean of Protectors (Dam can rgya mtsho dgyes pa'i rol mo) écrit par Trijang Rimpoché et publié en 1967 à Gangthog au Sikkim26. À noter que ce texte contient la prière propitiatoire ainsi que le colophon expliquant le contexte dans lequel elle a été composée. Cette attribution semble n'avoir été contestée qu'à partir de 1996. Par conséquent, il semble bien que les contestations concernant l'attribution de cette prière au Cinquième Dalaï-Lama soient assez récentes. Par ailleurs, il semble bien que le 13e Dalaï-Lama n'ait jamais fait allusion à cette prière, ni positivement ni négativement. Or, elle était connue à son époque puisque Pabongkha Rimpoché la connaissait.
En outre, si on considère le processus de développement des rituels, cette prière semble bien correspondre à un état très ancien du rituel de Dordjé Shougden. En effet, les textes des rituels tendent à devenir de plus en plus longs avec le temps. Or, cette prière propitiatoire est très courte en comparaison du rituel tel qu'il est devenu. De plus, il ne contient aucun anachronisme eu égard aux termes et aux descriptions telles qu'elles ont évolué avec le temps. De plus, comme il est dit dans le colophon, cette prière fait état du fait que le rituel pour brûler Dordjé Shougden n'a pas réussi :
Bien que des grands Maîtres tantriques aient essayé de le soumettre en le jetant dans le feu au cours de leurs rituels, ses pouvoirs ne firent que croître.
Au moment même où on essayait de le brûler, le Cinquième Dalaï-Lama, dans son autobiographie (257a1-a2), désigne Dolgyal en utilisant le qualificatif mthu rtsal shin tu che ba, ce qui signifie « pouvoir magique extrêmement grand et puissant ». Or, ce qualificatif mthu rtsal s'est conservé tout au long de l'élaboration du rituel consacré à Dordjé Shougden. Comme nous le verrons plus loin lorsqu'il sera question du rituel composé par le maître sakya Sonam Rinchen et intitulé rgyal gsol log 'dren tshar gcod, le qualificatif rdo rje shugs ldan mthu rtsal est également présent. Dans le même rituel ainsi que dans l'autobiographie du fils Sonam Rinchen, Kunga Lodro, l'épithète rdo rje shugs ldan rtsal est également employée. Il s'agit probablement du titre par lequel on désigne le plus souvent Dordjé Shougden, même encore aujourd'hui.
Le rituel composé par le Cinquième Dalaï-Lama décrit Dordjé Shougden revêtu des habits d'un moine et portant un chapeau de cuir (bse thebs). Ironiquement, on trouve l'une des rares descriptions de ce bse theb dans l'introduction écrite par René de Nebesky-Wojkowitz pour un 'Chams yig composé par le Cinquième Dalaï-Lama. « Ce chapeau est caractéristique de plusieurs déités aborigènes tibétaines faisant partie du groupe des dharmapala »27. Le fait est que les vêtements d'un moine et le chapeau en cuir sont devenus les attributs caractéristiques grâce auxquels on identifie encore de nos jours Dordjé Shougden. Dans le rituel du Cinquième Dalaï-Lama, ce dernier tient un bâton (be con) dans sa droite au lieu de l'épée que le retrouve dans les rituels plus tardifs. On trouve également le bâton dans le rituel sakya rgyal gsol log 'dren tshar gcod. La main gauche tient un coeur, ce qui est la représentation courante encore aujourd'hui. Il existe cependant une ambiguïté concernant la monture utilisée par ce qui semble être un seul et même personnage. Dordjé Shougden est représenté chevauchant diverses montures telles qu'une naga ou un serpent (lto 'gro) et un garuda (khyung). En ceci, le rituel composé par le Cinquième Dalaï-Lama ne peut être qualifié que de similaire aux rituels ultérieurs.
Le rituel attribué à Drubwang Dre'u Lhas présente également une semblable ambiguïté concernant la monture de l'unique figure centrale. Il y est fait mention de diverses montures, comme un lion, un cheval, un éléphant, un garuda et une naga (seng ge rta glang khyung dang lto 'gro sogs gzhon). En outre, il s'agit du seul autre rituel mentionnant une naga (lto 'gro). En effet, jamais dans les rituels ultérieurs cette monture n'est spécifiée pour aucune des cinq formes que peut prendre Dordjé Shougden. C'est ce qui nous pousse à voir le rituel composé par le Cinquième Dalaï-Lama comme la source à partir de laquelle s'est élaboré le rituel de Dordjé Shougden jusqu'à celui de Dre'u Lhas en passant par une série de figures dont on sait peu de choses, mais qui ont marqué l'histoire du rituel de Dordjé Shougden.
1 Sangpo, Khetsun. (1973). Biographical Dictionary of Tibet and Tibetan Buddhism. Dharamsala, H. P., Library of Tibetan Works and Archives, p. 316.
2 Dung dkar blo bzang ’phrin las (2002), p. 1820.
3 Mongolian Lama Gurudeva (1973). Collected writings of the 1st Panchen Lama Lozang Chokyi Gyaltsen (1570-1662), vol. ca, pp 81-83.
4 Dung dkar blo bzang ’phrin las (2002), p. 1820.
5 Karmay, Samten G. The Great Fifth.
6 Dreyfus (1998), p. 229.
7 Sangpo, Khetsun (1973), pp. 316-317.
8 Yamaguchi, Zuiho (1994), pp. 12-13.
9 Yamaguchi, Zuiho (1994), p. 15.
10 Yamaguchi, Zuiho (1994), p. 15.
11 Yamaguchi, Zuiho (1994), pp. 15-16.
12 Yamaguchi, Zuiho (1994), p. 16.
13 Dreyfus (1998), p. 229.
14 Ngawang Lobsang Gyatso, f. 249b2-4.
15 Ngawang Lobsang Gyatso, f. 250a5-6.
16 Yamaguchi, Zuiho (1994), pp. 17-18.
17 Dreyfus (1998), p. 232.
18 blo bzang 'phrin las (Jaya Pandita) (1981), vol. 4, f. 29b, p. 60.
19 Dreyfus (1998), p. 270.
20 Wylie (1962), p. 89.
21 Denma Lobsang Dorje (2001), pp. 371-372.
22 Dung dkar blo bzang 'phrin las (2002), p. 1312.
23 blo bzang 'phrin las (Jaya Pandita) (1981), vol. 3, f. 301b, p. 604.
24 Kapstein, Matthew (2000). The Tibetan Assimilation of Buddhism: Conversion, Contestation, and Memory. Oxford University Press US, p. 129.
25 De chen snying po (1972-1974). mdo sngags skor gyi dris lan sna tshogs phyogs gcig tu bsgrigs pa, vol. cha, f. 95b.
27 Nebesky-Wojkowitz (1976), p. 95.
