Drubwang Dre'u Lhas (17e siècle)

« Rapide et puissant protecteur du Bouddhadharma... à la fois courroucé et vertueux. »

La lignée des incarnations de Dre'u Lhas avait son point d'ancrage au monastère du même nom dans le sud du Tibet, dans une région située dans lhun rtse rdzong près de la frontière avec le Bhoutan. Cette région a fait l'objet d'un conflit entre le Tibet et le Bhoutan au cours des 17e et 18e siècles. La lignée des incarnations de Dre'u Lhas remonte au grand maître Kagyu Drukpa Kunley (1455-1529) du Bhoutan qui fut l'un des principaux représentants de ceux que l'on a surnommés les yogis fous (myon pa), méditants dont le comportement n'était pas conventionnel, mais qui étaient néanmoins très respectés et considérés comme des maîtres hautement réalisés. À ce groupe, ont également appartenus Gtsang smyon Hérouka (1452-1507) et Dbus smyon Kun dga' bzang po (1458-1507)1.

Comme ce fut le cas pour le Ganden Phodrang au Tibet, l'état du Bhoutan moderne est né en réaction à l'expansionnisme de l'empire gTsang qui commença à se former au 16e siècle. Le fondateur de la nation bhoutanaise a été Zhabdrung Ngawang Namgyal (1594-1651?), qui a été reconnu comme la réincarnation de Padma Karpo (1527-1592), un des fondateurs de l'école Kagyu Drukpa2. Or, la reconnaissance de Ngawang Namgyal fut contestée par des représentants de l'empire gTsang qui présentèrent un autre candidat3. Après une tentative pour résoudre ce différend par la voie diplomatique, Ngawang Namgyal se sentant menacé dut fuir au Bhoutan. Cette décision fut également inspirée par des visions et des prophéties faites par le Protecteur du Dharma, Mahakala, qui avait pris la forme d'un corbeau.

À cette époque, l'école Kagyu Druka s'était déjà très bien propagée au Bhoutan. Surmontant de très grandes difficultés, Zhabdrung Ngawang Namgyal réussit non seulement à unir le pays qui était divisé, mais également à résister à trois tentatives d'invasions menées par l'empire gTsang. Plus tard, lorsque le Cinquième Dalaï-Lama eut pris le pouvoir à la suite de la défaite de l'empire gTsang contre les Mongols, le Ganden Phodrang fit trois nouvelles tentatives pour envahir le Bhoutan, mais chaque fois les Bhoutanais dirigés par Zhabdrung Ngawang Namgyal réussirent à repousser les envahisseurs tibétains et mongols4.

Comme ce fut le cas pour Toulkou Dragpa Gyaltsen, les Bhoutanais furent les victimes des machinations du Ganden Phodrang qui désirait étendre son contrôle sur toute la région himalayenne. Dans l'autobiographie du Cinquième Dalaï-Lama on lit que le régent bSod-nams-chos-'phel, qui fut également le principal instigateur de la cabale contre Toulkou Dragpa Gyaltsen et le responsable du meurtre de celui-ci, tomba malade à cause de son incapacité à contrôler le fantôme de Toulkou Dragpa Gyaltsen5. bSod-nams-chos-'phel mourut peut après l'année 1658. Par ailleurs, selon la biographie de Zhabdrung, sa mort ainsi que celle de son collaborateur mongol, Gushri Khan, auraient été causées par des sorciers bhoutanais6. Quoi qu'il en soit, cette anecdote illustre bien le fait que la réputation de cruauté de bSod-nams-chos-'phel avait dépassé les frontières du Tibet.

Au cours de cette période, pendant laquelle le Ganden Phodrang s'assura la loyauté de l'aristocratie en avalisant un grand nombre de lignées d'incarnations partout au Tibet7, la lignée d'incarnations de Dre'u Lhas demeura une figure importante de l'école Kagya Drukpa, tant au Tibet qu'au Bhoutan. Si l'on se fie au répertoire des lignées d'incarnations, la seconde incarnation de Drukpa Kunley doit avoir eu lieu plus d'un siècle après sa mort qui avait eu lieu en 1529, soit vers 1650. Il prit le nom de Drukpa Dragpa Gyaltsen et vécu seulement 25 ans. Le Ganden Phodrang est lui-même né vers le milieu du 17e siècle, alors que la coutume d'instituer les lignées d'incarnation semble être apparue environ un siècle plus tôt.

La troisième incarnation de Drukpa Kunley fut Drubwang Tenzin Zangpo qui naquit dans la région du Lhodrag près du Bhoutan et vécut 58 ans8. La quatrième incarnation, Kunga Migyur Dordjé (1721-1769), a été également un grand maître de la tradition Kagyu Drukpa et il fut l'un des acteurs du rapprochement entre le Tibet le Bhoutan au 18e siècle. Son père fut le célèbre maître Lelung Zhepa Dordjé9. Peu après sa naissance, le Bhoutan fut secoué par une guerre civile (1729-1735) et il fut finalement envahi par les Tibétains. Le fait est que ces événements conduisirent à l'établissement de liens cordiaux entre les deux pays. Entre autres choses, le leader tibétain Pho-lha-nas, faisant preuve d'une grande intelligence diplomatique, fit la promotion d'échanges entre les branches tibétaine et bhoutanaise de la tradition Kagyu Drukpa, ce qui fut avantageux pour cette tradition. Or, Kunga Migyur Dordjé fut, du côté tibétain, un acteur clé de ce rapprochement entre les deux pays. Dans un article consacré à ce rapprochement, John A. Ardussi écrit ceci à propos de lui :

Il fut un maître religieux éclectique et un des favoris à la cour du 7e Dalaï-Lama qui, pour le bénir, lui trouva un nom comme s'il se fut agi d'un de ses enfants. Par conséquent, à cause de son charisme personnel et de l'importance légendaire de 'Brug-pa Kun-legs au Tibet et au Bhoutan, g.Yung-mgon-rdo-rje était particulièrement qualifié pour jouer le rôle d'intermédiaire écclésiastique10.

Il devint donc un représentant important et digne de confiance pour le Tibet dans ses relations avec le Bhoutan au 18e siècle. Lorsqu'il fut invité à visiter le Bhoutan en 1739, les Bhoutanais furent de prime abord un peu froids à son égard parce qu'ils se méfiaient des Tibétains, mais, au moment où il repartit, il avait su conquérir leur respect11. Les Bhoutanais envoyèrent certains de leurs meilleurs étudiants avec lui pour étudier au monastère de Drépung entre 1740 et 194812.

Par ailleurs, les oeuvres complètes de Kunga Migyur Dordjé contiennent 12 volumes13. Il est célèbre pour la collection de biographies de tertons (découvreurs de trésors) intitulé gter ston brgya rtsa'i chos 'byung. Lui-même était un terton (c'est-à-dire un découvreur de trésor)14. Parmi ses disciples, on compte des abbés bhoutanais de l'école Kagyu Drukpa comme kun dga' rgya mtsho (1722-1772) et shAkya rin chen (1710-1759).

Le plus ancien et le plus important des rituels consacrés à Dordjé Shougden est intitulé rdo rje shugs ldan rtsal gyi gsol kha 'phrin las 'dod 'jo, c'est-à-dire Petition adressée à Dordjé Shougden Tsel : Exaucez tous les souhaits. Selon Serkong Dordjé Chang (1856-1918), « la première partie de ce rituel [avait été composé] par le Seigneur des Siddhis Dre'u Lhas pa et la seconde partie par le maître savant et accompli Morchen [Kunga Lhundrub] ». Il ajoute que l'autorité de ces deux maîtres est incontestée et que leurs ouvrages contiennent toutes les qualités et que les mots qu'ils ont écrits sont particulièrement bénis15.

En fait, les deux parties de ce rituel sont inséparables. La section composée par Morchen Kunga Lhundrub débute par la confession qui doit nécessairement être précédée par l'invocation initiale écrite par Dre'u Lhas pa. Or, il s'agit ici, selon toute vraisemblance, de la troisième incarnation de Dre'u Lhas pa, c'est-à-dire Drubwang Tenzin Zangpo, et non de la quatrième incarnation (Kunga Migyur Dordjé) qui n'avait que 7 ans au moment de la mort de Morchen Dordjé Chang en 1728. En outre, il semble que Morchen Dordjé Chang commença à rendre un culte à Dordjé Shougden vers la fin de l'année 1710, au moment où Drubwang Tenzin Zangpo, la troisième incarnation de Dre'u Lhas, était encore vivant.

De même que Serkong Dordjé Chang intégra ce rituel à sa propre composition, de même il fut utilisé au temple de Dordjé Shougden Trodé Khangsar à Lhassa ainsi qu'au monastère Riwo Choling à Lhoka. Selon Lobsang Tamdin, ce rituel aurait été apporté en Mongolie par l'oracle de Sangphu Setrapchen qui s'y était rendu après avoir été invité par deux lamas mongols. Lobsang Tamdin raconte qu'au moment de l'invocation l'oracle aurait sorti le texte du rituel d'une boîte et l'aurait donné à un moine16. Ce texte est répertorié dans le catalogue de Lobsang Tamdin17.

Dre'u Lhas a écrit la première partie du rituel décrivant et invoquant la figure principale. Les autres émanations sont mentionnées, mais aucune description n'est donnée d'elles, contrairement à ce que l'on trouve dans la partie écrite par Morchen Dordjé Chang. Dans la description [de la figure centrale], Dordjé Shougden est qualifié de Seigneur de la Mort, c'est-à-dire non seulement comme une figure évoquée pour susciter la frayeur, mais également comme une entité capable de voir (mngon sum pa) le bien et le mal ou, comme il est dit dans la courte prière écrite par le Cinquième Dalaï-Lama, de juger le bien et le mal (legs nyes shan ‘bye). Contrairement à la façon de faire habituelle, Dordjé Shougden est évoqué en des termes qui le lient à Avalokiteshvara, le Bodhisattva de la Compassion, et il est présenté comme un Roi du Dharma. Le rituel débute par une prière adressée à Toulkou Dragpa Gyaltsen :

Incarnation de la sagesse et du pouvoir de compassion de tous les Conquérants,
Dans ces temps dégénérés, vous avez pris l'apparence d'un maître spirituel,
Corps d'émanation de l'unique refuge de la Doctrine et des êtres,
Je me prosterne à vos pieds, Dragpa Gyaltsen.

Puis le rituel, après un passage où Hayagriva est évoqué, continue ainsi :

Vous apparaissez dans l'espace à partir de la syllabe tsa sous la forme du Roi du Dharma, Seigneur du pouvoir et de la magie, Dordjé Shougden.

La figure principale est décrite dans les termes suivants :

Il porte les vêtements d'un renonçant, vêtu des deux robes du haut, son attitude majestueuse et concentrée évoque diverses figures courroucées. Il a un visage et deux bras et ses crocs sont visibles. Ses deux yeux sont comme le feu de la fin d'un éon, sa barbe et ses sourcils brillent d'une couleur cramoisie. Il est coiffé d'un chapeau de cuir, il tient un rasoir dans sa main droite et un coeur dans sa main gauche. Le Seigneur de la Mort chevauche diverses montures, des lions, des chevaux, des éléphants, des garudas et il peut parcourir les quatre continents en un clin d'oeil.

Invocation :

Pure, primordiale nature, libre de l'attachement,
Toujours actif, spontané, éternellement non-né,
À partir de l'océan de la félicité indifférenciée,
Telle la lune, s'il vous plaît, venez ici.

Pouvoir de dompter d'Avalokiteshvara,
Langka, Terre des Rakshas à la figure rouge,
Protégeant ce lieu, la Roue du Dharma et les temples,
Émanation du Roi du Dharma, s'il vous plaît, venez ici avec votre suite.

Conquérant dont le pouvoir magique permet de dominer les hordes des ennemis
Et d'accroître le pouvoir religieux et mondain des détenteurs du Bouddhadharma,
En particulier de ceux qui pratiquent le mantra secret,
Venez ici avec votre suite.

Émanations des quatre grands commandants
Qui vous vous transformez en d'innombrables émanations terrifiantes,
Aussi nombreuses que les grains de sable de la terre entière,
Êtres célestes, venez ici avec vos suites.

Cette invocation est suivie par quatre ou cinq versets d'offrandes diverses, incluant l'offrande d'un torma. Puis viennent des versets d'éloges :

Kye!
Rapide et puissant protecteur du Bouddhadharma
Dont le mandala du corps est extrêmement terrifiant,
Tel le soleil illuminant une montagne de coraux,
Feu glorieux vêtu comme un renonçant,
Votre apparence est à la fois terrifiante et vertueuse.

Cette prière se poursuit en réprenant plusieurs éléments contenus dans les versets qui précèdent l'invocation. Elle inclut des versets d'injonction à agir. Cette partie du rituel se termine par des versets d'exaucement (bskang ba). Vient ensuite la partie composée par Morchen Dordjé Chang.


1 Smith (2001), p. 60.

2 Péma Karpo était la réincarnation de Tsangpa Gyarey Yéshé Dordjé, fondateur de l'école Kagyu Drukpa.

3 Ardussi (1999), The Rapprochement Between Bhutan and Tibet (1744-63) p. 65.

4 1642, 1648, and 1656.

5 Yamaguchi (1995), p. 18.

6 Ardussi (1999), p. 66.

7 Smith (2001), p. 123.

8 A List of Recognized Reincarnations (made in about 1819 AD), input and adapted by Dan Martin.

9 TBRC Person RID: P533.

10 Ardussi (1999), pp. 72-73.

11 Ardussi (1999), p. 73.

12 Ardussi (1999), p. 73.

13 Martin (1997), p. 131.

14 TBRC: « described by the source as a recipient of dag snang visions and author of the gter ston brgya rtsa. »

15 Guru Deva Rinpoche (1984), p. 546.

16 Lobsang Tamdin (1975), vol. X, pp. 345-347.

17 Lobsang Tamdin (1975), vol. XIV, p. 402. Le rituel complet se trouve dans Guru Deva Rinpoche (1984), pp. 231-243.